Chapitre 12

 

 

Quand arriva la nouvelle lettre de l’Américain, je ne me rappelais plus que je lui avais demandé une photo. Je pris le cliché en pleine figure : on y voyait une chose nue et glabre, tellement énorme qu’elle débordait du cadre. C’était une boursouflure en expansion : on sentait cette chair en continuelle recherche de possibilités inédites de s’étendre, d’enfler, de gagner du terrain. La graisse fraîche devait traverser des continents de tissus adipeux pour s’épanouir à la surface, avant de s’encroûter en barde de rôti, pour devenir le socle du gras neuf. C’était la conquête du vide par l’obésité : grossir annexait le néant.

Le sexe de cette tumeur n’était pas identifiable. Alors que l’individu se tenait debout face à l’objectif, l’ampleur des bourrelets cachait les parties génitales. Les seins gigantesques suggéraient une femme mais, noyés parmi tant d’autres replis et protubérances, ils perdaient leur impact de mamelles pour s’assimiler à des pneus.

Il me fallut un certain temps pour me souvenir que cette efflorescence était humaine et qu’il s’agissait de mon correspondant, le 2e classe Melvin Mapple. J’ai vécu plus qu’à mon tour l’expérience toujours étonnante qui consiste à mettre un visage sur une écriture : dans le cas du soldat, il allait être difficile d’isoler du corps le visage poldérisé par la graisse. Déjà, il n’avait plus de cou, car l’isthme censé relier la tête au tronc ne présentait pas le caractère d’étroitesse relative qui permet d’identifier ce segment. Je songeai qu’il eût été impossible de guillotiner cet homme, ou même simplement de lui imposer le port d’une cravate.

Tel que je le découvrais, Melvin Mapple avait encore des traits, mais on ne pouvait plus les qualifier : on ne pouvait dire s’il avait le nez busqué ou retroussé, la bouche grande ou petite, les yeux ceci ou cela ; on pouvait dire qu’il avait un nez, une bouche et des yeux, et c’était déjà quelque chose – on ne pouvait en dire autant du menton, disparu depuis longtemps. On sentait avec angoisse que viendrait un moment où ces éléments de base s’enliseraient eux aussi et ne seraient plus visibles. Et l’on se demandait comment cet être vivant ferait alors pour respirer, pour parler et pour voir.

Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.

Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion. Nous savons tous que c’est le cerveau qui commande et pourtant, quand nous rencontrons un sculpteur, nous observons ses mains, quand nous fréquentons un parfumeur, nous guettons son nez, et les jambes de la danseuse nous obnubilent plus que sa tête. Les lèvres de Melvin Mapple avaient bel et bien été les pionnières de cette suffocante expansion dans l’espace, ses dents avaient commis cet acte volontaire de mâcher tant de nourriture. Cette bouche fascinait comme fascinent les grands meurtriers de l’Histoire.

J’avais connu cet homme par correspondance. Ses phalanges paraissaient microscopiques au bout de ses bras hypertrophiés et je mesurais combien un tel volume de graisse devait gêner l’écriture. Celle-ci avait dû traverser tant de chair pour me parvenir. La distance entre l’Irak et la France me semblait moins formidable que celle séparant le cerveau du soldat de sa main.

Le cerveau de Melvin Mapple : comment n’y pas songer ? La matière grise est constituée essentiellement de gras ; en cas d’amaigrissement excessif, la cervelle subit des séquelles. Qu’arrive-t-il dans le cas inverse ? Le cerveau grossit-il aussi, ou devient-il simplement encore plus gras ? Si oui, en quoi cela change-t-il la pensée ? L’intelligence d’un Churchill ou d’un Hitchcock n’avait pas pâti de l’obésité de leur propriétaire, certes, mais nul doute que se trimbaler tant de poids influe d’une manière ou d’une autre sur le mental.

C’était la première fois que je mettais tellement de temps avant de lire ce qu’il m’écrivait :

 

Chère Amélie Nothomb,

 

Merci pour la grande nouvelle que vous m’annoncez ! Je suis fou de joie que la célèbre galerie Cullus de Bruxelles m’ait inscrit à son catalogue et je mesure ce que je vous dois dans cette affaire. Ici, j’ai déjà prévenu tout le monde : c’est un événement. Je vous envoie ci-joint la photo.

Je me sens désormais un artiste reconnu. En tant que tel, je n’éprouve aucune gêne à l’idée de vous montrer la photo. Sans cela, j’aurais eu trop honte que vous découvriez mon apparence. À présent, je me dis que c’est de l’art, alors je suis fier.

J’espère que la photo convient : elle date d’il y a deux semaines. Transmettez ma gratitude au galeriste belge. Encore merci.

Sincèrement,

Melvin Mapple,

Bagdad, le 14/05/2009

 

Une telle attitude était bien américaine : tout collait pourvu que ce fût officiel et clair. La proclamation du phénomène éliminait jusqu’à la possibilité d’une gêne. Si j’appréciais que Melvin n’ait aucun complexe, je me sentais malgré tout un peu mal à l’aise de cet étalage. Et je me reprochais cette pudibonderie européenne. Après tout, il était content : c’était ce qui importait.

Néanmoins, je ne pus m’empêcher de mettre en regard l’image et l’écriture : dans ma main gauche, la photo, dans la droite, la lettre. Mes yeux passèrent de l’un à l’autre comme pour me persuader que ce message humain provenait bel et bien de ce pudding – et que toutes ces missives qui m’avaient émue ces derniers mois émanaient de cette tonne. Cette pensée me plongea dans une perplexité dont je rougis. Pour y couper court, je glissai le cliché dans une enveloppe, inscrivis l’adresse de Cullus et ajoutai une note précisant qu’il s’agissait du nouvel artiste dont nous avions parlé.

Je ne répondis pas aussitôt à l’Américain. Je me laissai croire que c’était dans l’attente d’une réaction du galeriste. En vérité, la contemplation de cette amibe obèse m’avait intimidée. Je ne me sentais pas capable de reprendre d’emblée le ton de civilité de notre correspondance : « Merci, cher Melvin, pour cette charmante photo… » – non, il y avait des limites à la courtoisie. Je m’en voulus un peu d’être impressionnable, mais je n’y pouvais rien.

Comme je ne manquais pas de courrier en retard, j’écrivis à des gens de corpulence ordinaire. Pour effacer jusqu’au souvenir du cliché, je remplis ma déclaration d’impôts : les tâches abrutissantes aident à vivre, je l’ai souvent observé.

Ce jour-là, je reçus aussi une missive de P. me demandant une préface. Il ne s’écoule pas de jour sans au moins une lettre de cette espèce. Je refuse systématiquement, pour ce motif même. Il n’empêche que les gens allégeraient mon existence en m’épargnant ces continuelles suppliques – quand ce n’est pour une préface, c’est pour lire leur manuscrit ou pour que je leur enseigne l’écriture.

Le fait que je réponde à mon courrier génère une profonde confusion, des interprétations erronées et contradictoires. La première est qu’il s’agit d’une forme de marketing que j’aurais mise au point. Les chiffres sont pourtant clairs : mes lecteurs se comptent par centaines de milliers, et même en écrivant des épîtres comme la forcenée que je suis, je n’ai jamais pu dépasser les 2 000 correspondants, ce qui est déjà démentiel. La deuxième est à l’opposé : je dirige un bureau de bonnes œuvres. Il n’est pas rare que je reçoive des demandes d’argent pures et simples, non pas de fondations caritatives, mais de monsieur ou madame Tout-le-monde, le plus souvent assorties d’une explication : « Je voudrais écrire un livre. Vous savez ce que c’est, il faut donc que j’arrête de travailler et je ne roule pas sur l’or, moi. » D’autres interprétations : je manque d’imagination pour la matière de mes romans et je me nourris des confidences de mes correspondants ; ou : je suis à la recherche de partenaires sexuels ; ou alors : je brûle d’être convertie à telle religion, ou encore à internet. Etc.

La vérité est à la fois plus limpide et plus mystérieuse, y compris pour moi-même. Je ne sais pas pourquoi je réponds à mon courrier. Je ne cherche rien ni personne. Si j’apprécie qu’on me parle de mes livres, c’est très loin d’être le seul sujet qui alimente ces missives. Quand une correspondance évolue de manière agréable – et Dieu merci, cela se produit –, il m’est donné de vivre ce bonheur impondérable qui consiste à connaître un peu quelqu’un, à recevoir des mots humains. Inutile d’être en manque pour aimer ces contacts.

Avec Melvin Mapple, jusqu’il y avait quelques semaines, c’était ce qui était arrivé. Là, peut-être encore, mais je ne le savais plus. J’éprouvais désormais un malaise qui résistait à l’analyse. Cela datait d’avant la photo. De l’avoir vu nu ne m’avait pas arrangée. Hormis les épiphénomènes liés à ma vague notoriété, je suis logée à l’enseigne commune : être en relation avec qui que ce soit pose des problèmes. Même quand cela se passe bien, il y a des heurts, des tensions, des malentendus qui paraissent bénins et dont on comprendra, cinq ans plus tard, pourquoi ils ont rendu le lien intenable. Avec Melvin Mapple, cinq mois avaient suffi. Je voulais croire que ce n’était pas irrémédiable car il m’inspirait de l’amitié.

Cinq jours après, je reçus la réponse du galeriste marollien :

 

Chère Amélie,

 

La photo de Melvin Mapple est super. Pour mieux expliquer aux gens, j’aurais besoin aussi d’une photo de lui avec son costume militaire. Peux-tu lui transmettre ? Merci. À bientôt,

Albert Cullus,

Bruxelles, le 23/05/2009

 

Cela me parut aller de soi. J’écrivis aussitôt à l’Américain la demande de Cullus. J’ajoutai un P.-S. pour préciser que moi aussi, j’avais beaucoup aimé la photo, avec une vérité générale du style : « Il est intéressant de découvrir l’apparence de celui qui correspond avec vous. » Si je n’avais absolument rien dit sur le cliché, Melvin aurait pu y voir un rejet.

Peu après, j’allai à Bruxelles pour voter. Le 7 juin, c’était à la fois les européennes et les régionales. Je ne rate une élection pour rien au monde. En Belgique, cela va de soi, ceux qui ne votent pas sont sanctionnés d’une amende non négligeable. Pour ma part, je n’ai pas besoin de cette menace : je crèverais plutôt que de ne pas accomplir mon devoir électoral.

Et puis c’est l’occasion de revoir Bruxelles qui fut ma ville et que je ne fréquente plus assez. Il y a une douceur de vivre bruxelloise que les Parisiens ne peuvent imaginer.

Je prolongeai mon séjour pour enregistrer une émission de la télévision belge qui serait diffusée à l’automne. Le 10 juin au matin, je rentrai à Paris en train. En trois jours, beaucoup de courrier s’était accumulé qui m’attendait sur mon bureau, de sorte que je ne remarquai pas d’emblée l’absence de réponse de Melvin Mapple. Le 11 juin, je me rendis compte que je lui avais envoyé ma dernière lettre le 27 mai et que, de sa part, un si long silence était inhabituel.

Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure. Les rythmes de courrier changent, c’est naturel. Moi-même, j’étais peu régulière et je haussais les yeux au ciel quand certains correspondants paniquaient pour avoir observé un trop long délai dans mes réponses. Je n’allais pas sombrer dans cette psychose, j’étais une personne de sang-froid.

Une semaine plus tard, toujours rien. Idem la semaine suivante. J’envoyai une missive répétant les informations de celle du 27 mai, qui pouvait s’être perdue.

Mi-juillet, sans nouvelles de Melvin Mapple, je commençais à froncer les sourcils. L’Américain avait-il pensé que je n’avais pas assez commenté la photo ? Un tel narcissisme ne lui ressemblait pas. Ou lui était-il difficile de trouver un bon portrait de lui en soldat pour Cullus ? On ne lui demandait pas un chef-d’œuvre.

Dans cet esprit, je lui écrivis derechef pour lui préciser qu’une photo très simple ferait l’affaire. Je me montrai amicale, en quoi j'étais sincère : notre échange me manquait.

Aucune réponse. Je partis en vacances, en priant mon éditeur de faire suivre le courrier. J’emportai toutes les lettres de l’Américain : les relire m’inspira de la nostalgie. Je pointai les noms de ses compagnons : pourrais-je écrire à Plumpy, à Bozo ? C’était des surnoms, mais peut-être cela suffirait-il. J’envoyai des petits messages à ces deux gaillards, à la même adresse, leur demandant comment allait Melvin Mapple.

Il avait dû lui arriver un pépin. La guerre était censée être finie, mais les informations signalaient régulièrement des attentats contre les soldats basés en Irak. Et Melvin se battait aussi sur un autre front, celui de l’obésité : il avait pu avoir une attaque, un infarctus, ces accidents qui frappent les cœurs étouffés par la graisse.

Ni Plumpy, ni Bozo, ni Mapple ne m’écrivirent. Ce silence ne me disait rien de bon. Ce n’était pas la première fois que je me retrouvais confrontée à cette situation. Certes, une correspondance n’est pas un contrat, on peut en sortir à tout instant sans préavis. J’en ai quitté quelques-unes qui ne me paraissaient plus possibles. Il est arrivé que d’aucuns cessent de me répondre sans explication. Dans la majorité des cas, je ne m’en émeus guère, pour cette raison que je n’en ai pas le temps, vu l’affluence des lettres d’inconnus nouveaux.

Mais parfois, s’agissant de correspondances anciennes, de correspondants fragiles par leur âge ou par leur santé, j’ai insisté. J’ai téléphoné. Une seule fois, je me suis autorisé une recherche : un charmant vieux monsieur de Lyon ne répondait plus à mes lettres depuis un an et demi, je me suis permis de demander à un jeune ami lyonnais, dont le frère travaillait dans l’administration locale, si cet homme était mort. L’ami me rendit ce service et je sus que l’homme était vivant. Je n’en appris pas davantage. Toutes les conjectures étaient possibles, depuis alzheimer jusqu’au désir mystique de ne plus communiquer.

Il est très difficile de savoir où s’arrêter. C’est encore ce problème de la frontière : l’autre passe par votre vie, il faut accepter qu’il puisse en sortir aussi facilement qu’il y est entré. Bien sûr, on peut se dire que ce n’est pas grave, que ce lien était simple correspondance. On peut également se dire que se taire n’est pas la cessation d’une amitié. Ce dernier argument convainc davantage que le précédent. On devient sage, on se console. On accepte les nouveaux amis sans oublier ceux qui sont entrés dans le silence. Personne ne remplace personne.

Et pourtant il peut advenir que l’on se réveille au milieu de la nuit, le cœur battant à rompre : et si l’autre était en détresse ? enlevé par des brutes ? accablé de soucis inimaginables ? Comment a-t-on pu, au nom d’une certaine idée de la civilisation, l’abandonner si facilement ? Quelle est cette abjecte froideur ?

Il n’y a pas de solution. Il faut se résigner : on mourra sans savoir ce qui est arrivé à l’ami et sans savoir si l’ami eût voulu qu’on se préoccupât de son sort. On mourra sans savoir si l’on est un salaud d’indifférent ou si l’on est une personne respectueuse de la liberté d’autrui. L’unique chose qu’on voudra croire jusqu’au bout, c’est qu’il s’agissait bel et bien d’un ami : pourquoi un ami d’encre et de papier vaudrait-il moins qu’un ami de chair ?

À l'été 2009, je n’avais pas encore atteint ce stade pour Melvin Mapple. Je refusais d’entrer dans ce processus de deuil que je connaissais pourtant si bien : quelque chose en moi se révoltait à cette perspective. Les conditions ne me semblaient absolument pas réunies pour que je puisse enclencher les dispositifs de la résignation. Il y a des limites à l’abrupt. Ce n’était pas irrationnel de ma part : un soldat obèse basé en Irak courait réellement de grands dangers.